On n’est jamais mieux servi que par soi-même

Dans la famille, les petits-enfants s’étagent de deux à quatorze ans cette année, plus ou moins bruyants, agités ou boudeurs. C’est normal, c’est de leur âge. Alors jusqu’à ce Noël, ils ont toujours été placés à la table des enfants.

Pourtant cette année, Rose, l’aînée du fils aîné, du haut de ses douze ans a décidé qu’elle ne voulait plus être exploitée comme baby-sitter de la table des enfants. Son cousin Romain à quatorze ans s’en contente merveilleusement car au moins il peut passer discrètement le repas sur son téléphone à faire on ne sait quoi, sans doute jouer ou échanger avec ses copains.

Un branle-bas s’annonce. La veille de Noël, sous prétexte de venir aider sa grand-mère à préparer la table,Rose a débarqué et déballé ses arguments. Elle ne veut être à la table des adultes. C’est aux parents de prendre en charge les petits. La seule solution finalement négociée avec sa grand-mère est d’accoler la table rectangulaire des enfants à la table ovale des adultes.

-C’est quand même bizarre. Les deux nappes ne vont pas ensemble, s’attriste Mamita.

-Mais non, regarde, vu du ciel, ça fait une forme de serrure.

-Je ne suis pas sûre que ça va ouvrir les chakras de tout le monde. Ta tante Amélie va encore arriver excédée en disant que c’est la dernière fois qu’elle rate Noël le jour de Noël dans sa famille. Le réveillon ne lui suffit jamais.

-Moi je sais comment l’amadouer Amélie, avec du champagne et du chocolat. J’ai bien vu l’année dernière, au bout de deux coupes à l’apéritif, elle ricane tout le temps et à oublié qu’elle voulait faire la gueule.

-Je t’en prie Rose, ne dis pas gueule, même si elle tient un peu un bouledogue parfois.

-Mamita, tu peux me faire la liste des sujets à éviter cette année ?

-Oh là là, je crois qu’elle est plus longue que l’année dernière. D’abord la politique, ce n’est pas un sujet pour Noël. Ensuite ma santé. Ce n’est pas parce que j’ai soixante-quinze ans qu’il faut m’en parler sans arrêt. Il ne faudra pas inonder de questions la nouvelle compagne d’Antoine. On la ferait fuir et ce serait quand même bien qu’il se stabilise un peu. Et puis il y a la Chaumette. Je ne peux plus m’en occuper toute seule, mais personne ne semble vouloir m’aider. Ils ont tous des idées différentes et plus ou moins farfelues. Si l’une veut la vendre, l’autre l’agrandir pour aménager une partie en gîte et le troisième veut tout casser pour mettre des tiny houses. Je ne veux rien entendre de tout ça. Pas le jour de Noël. Tant que je suis là, c’est ma maison.

-Ok Mamita, moi la Chaumette je l’aime comme elle est. Regarde, j’ai préparé des étiquettes pour que chacun trouve sa place. C’est joli avec les petites guirlandes.

-C’est très beau Rose. Mais on arrive encore sur un sujet de discorde. Je n’arrive plus à ménager la susceptibilité des uns et des autres. Tu sais quoi ? Et si on faisait un buffet et chacun irait s’asseoir où il veut. Pas de table et des chaises partout. On n’est jamais mieux servi que par soi-même.

-Ah oui ce serait cool. Comme ça on peut bouger, discuter avec qui on veut, éviter ceux qui nous enquiquinent, pour être polie, fuir les sujets qui craignent. Tu as raison Mamita. Cette année, on fait pêter la tradition du déjeuner qui dure trois heures.

Ça va être un Noël déstructuré, à la Picasso.