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Et voilĂ  que s'ouvre la fenĂȘtre

  • Claudine Cotte
  • 8 mai 2021
  • 3 min de lecture

RecroquevillĂ© au fond du lit, hĂąve et dĂ©charnĂ©, le vieillard Ă©touffait sous l’édredon qui l’ensevelissait. Entre deux respirations sifflantes, de grosses quintes de toux lui dĂ©chiraient la poitrine. Pour Ă©chapper Ă  la douleur, il fixait le rai de lumiĂšre qui filtrait entre les lourds rideaux poussiĂ©reux. Le jour se levait, bientĂŽt il entendrait au-dessus de sa tĂȘte le pas lourd de sa servante AmĂ©lia. Elle entrerait alors dans la chambre avec sa grogne, sa mauvaise humeur et le cafĂ© matinal, seule prĂ©sence qui lui restait depuis le dĂ©cĂšs de sa femme Hortense huit annĂ©es plus tĂŽt.


AmĂ©lia avait rĂąlĂ© trois jours quand il avait exigĂ© qu’elle fasse descendre son lit dans le petit salon jaune et bleu du rez-de-chaussĂ©e et l’installe juste en face de la fenĂȘtre donnant sur la rue. Caprice ! disait-elle, mais le jeune Docteur Martial, qui

avait repris la clientĂšle de son pĂšre, avait trouvĂ© l’idĂ©e excel-lente et l’avait soutenu. Elle avait du cĂ©der.


Ah ! Vibrer encore ! Respirer la tiĂ©deur des matinĂ©es, entendre les enfants jouer sur la place, leurs cris joyeux et excitĂ©s, voir les commĂšres s’arrĂȘter sur le chemin du marchĂ© et lui souhaiter le bonjour en avançant des tĂȘtes curieuses. Cela faisait des mois que foudroyĂ© par l’hĂ©miplĂ©gie, il s’était alitĂ© et n’avait plus eu que cette fenĂȘtre pour unique horizon.


L’hiver avait Ă©tĂ© pĂ©nible, la fenĂȘtre restait fermĂ©e, les rideaux de dentelle ne laissaient passer qu’une lumiĂšre grise et froide. Quand Amelia daignait les laisser ouverts, il s’absorbait dans le dessin des ramures dĂ©nudĂ©es que le vent agitait doucement. Il suivait la course des nuages, il Ă©coutait les pas pressĂ©s heurtant les pavĂ©s de la rue et devinait les heures sans mĂȘme jeter un coup d’Ɠil Ă  l’horloge. 8 heures 30 : galopades des gamins en retard pour l’école, 11 heures : mĂ©nagĂšres rentrant prĂ©parer le repas, 17 heures : les rĂ©verbĂšres s’allumaient
 Son reflet le fixait alors dans la fenĂȘtre obscure comme s’il regardait dans un vieux souvenir.

Amélia venait fermer les rideaux, remonter ses oreillers, lui ap-porter ses cachets et sa camomille et il soupirait de douleur et de solitude. Il rentrait alors dans sa nuit.


Mais le printemps venait, les jours s’allongeaient, une brise lĂ©gĂšre pĂ©nĂ©trait par la fenĂȘtre ouverte et les arbres de la place se couvraient d’une multitude de corolles blanches et roses. Toute la douceur du monde avait Ă©clos sous ses yeux. Il aurait voulu sortir, maudissait sa paralysie, ses membres atrophiĂ©s, sa faiblesse de

nonagĂ©naire. Ah ! Si vieillesse pouvait ! Comme il sauterait par la fenĂȘtre !

Parfois, un chat en maraude s’asseyait sur le rebord, jetait un regard curieux dans la chambre et dĂ©daigneux, se lĂ©chait soigneu-sement les pattes avant de bondir gracieusement sur le sol, ignorant l’invitation pressante qu’il lui adressait. Il s’en dĂ©solait, songeant Ă  tous les renoncements auxquels l’ñge et l’infirmitĂ© le

condamnaient. Le monde est vaste mais ma fenĂȘtre est Ă©troite et lĂ , dĂ©sormais, se rĂ©sume tout mon univers.


C’est ainsi qu’il s’éteignit doucement, semaine aprĂšs semaine, dans un chatoiement de lumiĂšre dorĂ©e et dans la senteur des fleurs, le sourire aux lĂšvres.

Quand AmĂ©lia le dĂ©couvrit mort un bel aprĂšs-midi de juin, quelques corolles aĂ©riennes s’étaient posĂ©es sur la couverture, elle les balaya d’un rude revers de main et chassa le chat qui lui tenait compagnie sur le rebord de la fenĂȘtre en la refermant brutalement. Certains ĂȘtres n’ont jamais Ă©tĂ© sensibles Ă  la beautĂ© du monde.

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